On grandit dans un récit, un récit familial qui se tisse au fur et à mesure des années. Des histoires qui se répètent, s’empilent et font un petit air qu’on connaît par cœur. Enfant, on se fait raconter à l’infini les anecdotes qu’on préfère : « Ma grand-mère avait un singe alcoolique et un perroquet fugueur », « Quand j’étais petite, ton oncle m’a attachée à une chaise et suspendue dans le vide », « Avec ta mère, on est partis vivre avec les indiens dans la forêt amazonienne au Brésil », « Ta sœur s’est échappée de l’école à trois ans », « Mon père était prisonnier de guerre, il est rentré de Russie à pied », « J’ai pris de l’opium quand je suis allé en Inde », « J’ai arrêté de me laver pour que mes parents me sortent de pension », « Mon père était tuberculeux », « J’ai eu la typhoïde et j’ai perdu tous mes cheveux ». Toutes ces histoires tissent une toile, puis elles se figent. Elles sont comme des mythes fondateurs. On ne pose pas de questions et on accumule les récits qui finissent par s’ajuster, comme dans une partie de Tetris niveau expert.
Mais à force, on en peut plus de les entendre. Oui maman, je sais, j’ai rendu fous tous les passagers d’un avion tellement j’étais insupportable. Oui, c'est vrai, j’ai inondé la salle de bain et ils ont dû refaire le plafond. Et là… Oui, je sais papa, tu lui as répondu : « la méchanceté ça conserve ». Oui, tu as jeté l’osso-bucco à la poubelle, oui oui, je sais, elle t’avait obligé à prendre la vieille valise exsangue de son mari et elle s’est ouverte à l’aéroport… Plus tard, si on a soi-même des enfants, on fabrique sa propre pelote et à son tour, on répète les histoires que nous réclame notre public enthousiaste. Mais comme il y a une justice, nous aussi un jour, on voit la lassitude dans les yeux des ados au moment d’entamer cette bonne vieille anecdote : « Tu sais, c'est dingue, quand tu étais petite, tu avais peur du vent », et là, on se dit que tel Garcimore, on a abusé de nos vieux tours de magie et qu’aucun lapin ne sortira plus de ce vieux chapeau râpé. « Une fois, Réré notre chien a fait une grossesse nerveuse », « Un jour, j'ai fait une interview sans bande magnétique dans le magnéto », « Quand tu étais petit, tu faisais des lignes avec tous tes jouets ». Seulement voilà, parfois, avec les histoires de famille, on bute sur un os. On réalise que quelque chose ne colle pas. Alors, il faut tâter le terrain et poser des questions prudentes. Il peut même arriver qu’on tombe sur un cadavre dans le placard et là, on fait vaciller l’édifice. Après, il faut colmater et pour rester fidèle à la mémoire familiale, il faut réécrire l’histoire ensemble. Finalement, avec un peu de chance, ça fera une bonne histoire à raconter. Voire, un podcast. |