Viktoria Amelina avait 37 ans, c’était une des écrivaines les plus prometteuses de sa génération. Ce 27 juin, elle dînait avec une délégation d’écrivains colombiens au Rio Pizza, le restaurant le plus populaire de Kramatorsk. Le bombardement a fait 11 morts et une soixantaine de blessés. Viktoria n’a pas survécu. Elle devait partir à Paris en septembre avec son fils de 12 ans, invitée dans une résidence d’écrivains, pour y écrire son livre, un témoignage sur les crimes de guerres qu’elle a inlassablement documentés ces derniers mois. Tu n’avais jamais lu Viktoria Amelina, tu as appris sa mort alors que tu étais dans le Donbass et tu t’es rattrapée avec ce beau texte. Tu étais à quelques kilomètres de New York. Tu n’as pas vu New York, Donbass (pas plus que Paris, Texas, quand tu étais au Texas) et c’est con, car, même si New York, Donbass est détruite et qu’il n’y a plus grand-chose à voir, tu as su plus tard que c’était là que Viktoria avait lancé un festival de littérature en 2021. Pour narguer la ligne de front. Car ici, dans le Donbass, personne ne fait débuter la guerre au 24 février 2022. Mais bien en 2014, comme te l’avait rappelé Lyuba Yakimtchuk, poétesse dont tu conseilles, non, dont tu ordonnes la lecture. « Les Abricots du Donbass » viennent de paraître en français et c’est somptueux. Lyuba vient de Louhansk, ville occupée par les séparatistes russes dès 2014. Tu lui as raconté ce village détruit, sur la ligne de front, où quelques survivants vivaient terrés dans leurs caves depuis un an, se refusant toujours à évacuer. Cela t’avait secouée. « Abandonner sa maison, c’est un arrachement. Pour convaincre mes parents de fuir, en 2014, j’ai dû menacer, contraindre, même mentir… » t’a expliqué Lyuba. Lyuba a été bouleversée par la mort de Viktoria. Des morts, il y en a déjà tant, trop, autour d’elle. Tu penses au poète Igor Mysiak, mort à Bakhmout ce printemps dont tu as rencontré la jeune veuve. Tu listes les autres écrivains ukrainiens sur le front, Artem Tchekh ou encore Markiyan Kamysh qui avait tenu son journal pour « l’Obs », la liste est interminable, ça fait penser à la Grande Guerre, à Apollinaire, Cendrars ou Léger dans les tranchées. L’écrivain Pavlo Matyusha s’est lui aussi enrôlé. Sa femme Viktoriya est réfugiée à Paris avec leurs quatre enfants. Tu leur as proposé à tous deux de partager leur quotidien sous forme d’une correspondance croisée. Ils ont commencé à s’écrire. A un rythme intense… C’est en train de former quelque chose de très singulier et bouleversant, un truc que tu n’avais jamais lu ailleurs, un texte à deux voix, comme un pont de mots fragile qui les relie. Ces lettres, elles seront publiées sur le site de « l’Obs » chaque semaine. Jusqu’à quand ? Ni toi, ni Pavlo, ni Viktoriya, ne le savez encore. Tu reviens d’Ukraine et comme à chaque fois tu galères pour raconter. Tu n’as rien vu à Hiroshima. Remplacez par Boutcha/Donetsk/Kramatorsk, au choix. Tu n’as rien vu mais tu lis Pavlo et Viktoriya. Et tu espères que les lecteurs feront de même. Car c’est exceptionnel. Doan Bui |