Pour le déjeuner, vous avez fait une magnifique salade de tomates avec du basilic frais. Peut-être avez-vous trop dit qu’elle était belle et que vous l’aviez faite seule, cette salade. Vous l’avez dit cinq fois. Six. Ou peut-être que les autres sont jaloux de votre énergie et de votre créativité. En tout cas, à 15 heures, plus personne ne vous parle. L’ambiance est électrique. Avez-vous été trop orgueilleuse ? Vous trouverez la réponse dans « Les émotions morales » (éditions Mimésis) d’Anthony Steinbock, philosophe américain spécialisé en phénoménologie. Son livre, qui vient d’être publié en français, ausculte avec brio les émotions intimes qui traversent nos vies collectives. Honte, culpabilité, orgueil. Parce que cette affaire de salade de tomates vous empêche de dormir depuis trois heures, lisez ce dialogue intérieur. D’accord. Pour Steinbock, l’orgueil doit être compris commeune fin de non-recevoir de toute contribution extérieure. « L’orgueil est la mise en avant de soi (self insistence) comme refus du partage du sens », écrit Steinbock. L’orgueil s’exprime dans le mythe du « self-made-man », phénomène d’auto-engendrement de soi-même. C’est une résistance à l’altérité. Pour Descartes, c’est même une « usurpation ». Plus j’accorde à moi-même de gloire et mérite, plus j’en dépouille les autres et plus je suis orgueilleux. C’est vrai que j’ai oublié de mentionner que c’est ma belle-sœur qui avait acheté les tomates au marché. Comment me rattraper ? Le problème avec l’orgueil, c’est qu’il est impossible à dépasser. Essayer de ne pas l’être conduit à l’être encore un peu plus. « J’ai beau avoir les meilleures intentions du monde et m’efforcer de ne pas être orgueilleux, le fait est que cet effort est encore une façon de me préoccuper de moi-même au moyen d’une remise en cause de moi-même », écrit Steinbock. Dans « Journal d’un curé de campagne », Bernanos écrit à travers la voix du curé : « Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même, pour se dévorer. Le secret de l’enfer doit être là. » Aller voir tout le monde pour demander si je me suis mal comportée est donc une mauvaise idée. Pour réduire l’orgueil, il faut se réduire soi-même, se dégonfler, dit Steinbock qui parle d’une « réduction morale » qui ressemblerait à une mise entre parenthèses de soi. Allons à la plage. Pour casser l’orgueil, on peut aussi accueillir la honte, dit-il. Expérience où l’on se révèle à soi-même dans sa petitesse, où l’on désactive le point de vue favorable sur ses propres actions. Steinbock voit la honte comme « une valeur positive tournée vers le passé », une expérience disjonctive dans laquelle je suis donné à voir aux autres et à moi-même, sans être à la hauteur de l’estime que je me portais. Ce qui m’aurait ressemblé : poser cette salade de tomates sur la table sans dire un mot. Honte, qui donne des repères tels que sans elle nous serions perdus. Non mais ça me saoule. Je ne cuisinerai plus. Puis, la culpabilité aidera à la réconciliation de la « relation vivante ». Trop tard, je suis rentrée à Paris. (Et vous trouverez dans cette encyclopédie géniale tout un tas d’autres réflexions sur les émotions morales positives : l’amour, l’humilité, la confiance etc. Rien à voir, néanmoins, avec cette affaire de salade de tomates. Ou si, puisqu’on y apprend, par exemple, que le repentir libère de ses propres limites et ouvre sur l’infini.) Nolwenn Le Blevennec |