Au soir de sa vie, ma grand-mère est retombée en enfance. Elle n’est pas devenue sénile. Non, elle est retombée en enfance comme on retourne au pays natal. Sa vie s’est simplifiée. Elle parlait en secret à sa maman. Elle riait pour un rien – son ombre sur le mur, un rayon de soleil dans son jardin, une tomate en forme de cœur. Elle dansait le french cancan dans sa cuisine – la souplesse n’y était plus, mais une fière gaité éclairait son visage. Elle se lançait dans des expériences culinaires hasardeuses qui tournaient au désastre – « Je crois que c’est raté ». Elle saluait les chiens dans la rue et les avions dans le ciel. Elle tirait la langue dans le dos des passants. Son mari n’était plus là pour la juger, et plus grand-monde n’exigeait d’elle quoi que ce soit. Le train du monde filait trop vite, elle avait renoncé à en comprendre la trajectoire. Elle ne portait plus le masque des convenances ni celui des certitudes. Je la regardais, un peu démunie mais émue, avec la tentation parfois de la rejoindre dans sa fantaisie. Qu’est-ce que cela signifie, avoir une « âme d’enfant » ? Cette disposition est louée chez les artistes qui cultivent un rapport poétique au monde, comme Doisneau ou Sempé. « Le génie, ce n’est que l’enfance retrouvée à volonté », écrivait Baudelaire. Mais chez les personnes âgées, on a tôt fait d’y voir, avec une pointe de condescendance, un signe de régression. Chez ma grand-mère, c’était plutôt l’effacement doux, mais irréversible, d’une conscience construite au fil de décennies, rendue à une forme d’innocence première. Comme si elle se défaisait des oripeaux des habitudes et postures sociales pour retrouver le cœur de son être, ce noyau énigmatique que l’âge n’altère jamais. La plupart du temps, nous voyons l’enfance comme un âge révolu. Il nous en reste de vagues souvenirs que nous déformons et agençons de façon à former un récit cohérent de soi. Mais l’esprit d’enfance, c’est autre chose : une réserve immuable de sensations, d’attachements et de rêves où nous pouvons puiser pour affronter l’existence quand celle-ci perd sa force d’évidence. Une complexion d’insouciance et de peurs, de volonté de puissance et de docilité. Une capacité à jouer, papillonner, raisonner de travers, pour apprivoiser un monde dont le sens n’est pas donné. Quitte, parfois, à enfourcher des lubies absurdes. Mon fils de quatre ans s’est ainsi entiché d’une fille qu’il ne cesse de chanter et dessiner depuis qu’il a assisté à une messe : « Hosanna aux plus beaux des yeux. » La surdité venant, ma grand-mère était coutumière de ces marottes insensées : « Ton père m’a dit que j’étais insupportable ! – Non, il veut t’offrir un téléphone portable… » En vieillissant, certains sombrent dans l’aigreur ou la suffisance. J’espère, comme ma grand-mère, renouer avec cette âme chaotique et malicieuse, réserve de vie, ultime pied de nez à la mort. « Retomber en enfance », dit-on ? Peut-être faudrait-il plutôt parler de s’y élever. Après tout, Nietzsche voyait en l’enfance le stade ultime de l'esprit humain, comme un prélude à de nouveaux commencements. Héloïse Lhérété, directrice de la rédaction |