CâĂ©tait une magnifique soirĂ©e qui annonçait le printemps. Une farandole de nuages boursouflĂ©s virait Ă lâorange Ă mesure que lâastre solaire dĂ©clinait derriĂšre le XVIe arrondissement. Ă Paris, le soleil offrait ses aubes pĂąles aux habitants des quartiers laborieux de lâest, et prodiguait ses salutations flamboyantes aux bourgeois. Occupation allemande ou pas.
â Herr OberfĂŒhrer ! Chemin sĂ©curisĂ©, aboya un soldat qui remontait au pas de charge les escaliers dĂ©goulinants du TrocadĂ©ro. â Gut⊠Je vous prĂ©viendrai.
Assis sur le parapet qui dĂ©limitait la partie sud de lâesplanade, lâOberfĂŒhrer Horst Gellen terminait sa cigarette en contemplant la tour Eiffel. Grand, les cheveux dâun blond indĂ©cent, il aurait pu incarner le prototype du SS idĂ©al si ce nâĂ©taient ses yeux, couleur de terre bavaroise aprĂšs le labour. De plus prĂšs, son corps semblait pourtant plus frĂȘle, du moins en comparaison des membres de sa garde rapprochĂ©e. Horst Gellen se moquait royalement de son apparence. Seul comptait le pouvoir. Et il lâavait. Le SS se tenait Ă lâendroit exact oĂč, quatre ans auparavant, Ă quelques mois prĂšs, le FĂŒhrer en personne avait Ă©tĂ© immortalisĂ© par les photographes. Il sâen souvenait avec prĂ©cision : Ă lâĂ©poque simple capitaine, lui aussi avait fait le voyage depuis Berlin. Ce jour bĂ©ni resterait gravĂ© dans sa mĂ©moire, Ă jamais. CâĂ©tait le 23 juin 1940, au petit matin. Le sauveur de lâAllemagne avait effectuĂ© une visite au pas de charge pour admirer les monuments de la capitale conquise, en compagnie dâune trentaine de dignitaires. Gellen, en ce temps-lĂ adjoint dâAlbert Speer, architecte en chef du Reich, les avait accompagnĂ©s partout et entendu les avis tranchĂ©s dâHitler sur les Ă©difices :
LâOpĂ©ra Garnier ? Une merveille. La basilique du SacrĂ©-CĆur, quelle horreur ! LâArc de triomphe, splendide. Les Champs-ĂlysĂ©es, magnifiques ! Speer, vous me creuserez une avenue aussi majestueuse Ă Berlin. Le tombeau de NapolĂ©on aux Invalides, sublime. Laissez-moi mĂ©diter devant ce mausolĂ©e. La tour Eiffel, affreuse. Elle gĂąche le paysage.
Le conquĂ©rant et son arĂ©opage Ă©taient repartis trois heures plus tard, Ă bord de lâavion Condor personnel du FĂŒhrer, dans une atmosphĂšre dâeuphorie presque irrĂ©elle. Le Reich avait vaincu lâennemi hĂ©rĂ©ditaire et occupait presque tout le vieux continent. Le jeune SS et ses camarades ne sâĂ©taient jamais sentis aussi forts, presque invincibles. Hitler avait offert Ă sa gĂ©nĂ©ration le plus beau des cadeaux : lâEurope. Dominer le monde Ă trente-cinq ans, quoi de plus admirable.
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