« Lâhomme sâappelait RĂ©my Toussaint et il portait un cache ornĂ© du drapeau tricolore sur lâĆil droit, quâil avait perdu Ă cause de lâexplosion dâune bombe quâil Ă©tait en train de poser. MalgrĂ© sa mutilation, il Ă©tait beau, dâune maniĂšre un peu cruelle, avec dâĂ©pais cheveux noirs et un rictus qui passait pour un sourire. Il avait environ huit ans de moins que MĂšre et il aurait probablement pu avoir toutes les femmes quâil voulait, mais il la choisit, elle, et pour la premiĂšre fois depuis la mort de mon frĂšre, elle sembla sâouvrir aux possibilitĂ©s offertes par la vie, limitant sa consommation dâalcool et prenant soin de son apparence. Elle sâasseyait en face du miroir piquetĂ© qui se trouvait dans notre chambre et se brossait les cheveux ; un jour, elle avança que cette histoire dâamour Ă©tait la maniĂšre dont Dieu lui montrait quâIl ne la tenait pas pour responsable des crimes qui avaient Ă©tĂ© commis dans lâAutre Endroit. Pour ma part, jâĂ©tais moins convaincue. « Ă propos de M. Toussaint, mâexpliqua-t-elle, prononçant son nom avec une application telle quâon aurait pu croire quâelle passait une audition pour entrer Ă lâAcadĂ©mie française, tu dois savoir que câest un homme extrĂȘmement raffinĂ©. Parmi ses ancĂȘtres on compte dâinnombrables vicomtes et marquises, mĂȘme si, bien entendu, en Ă©galitariste convaincu, il a le plus grand mĂ©pris pour les titres. Il joue du piano et il chante, il a lu la plupart des grandes Ćuvres de la littĂ©rature et, lâĂ©tĂ© dernier, il a exposĂ© certaines de ses toiles Ă Montmartre. â Alors, quâest-ce quâil veut de toi ? demandai-je. â Il ne âveutâ rien, Gretel, rĂ©pondit-elle, agacĂ©e par le ton de ma question. Il est tombĂ© amoureux de moi. Est-ce si difficile Ă croire ? Les Français prĂ©fĂšrent depuis toujours les femmes dâun certain Ăąge aux jeunes ingĂ©nues. Ils ont le bon sens dâaccorder une certaine valeur Ă lâexpĂ©rience et Ă la sagesse. Tu ne dois pas ĂȘtre jalouse ; dans vingt ans, tu seras reconnaissante quâils aient cette particularitĂ©. » Elle se tourna Ă nouveau vers la glace et, assise sur le lit, je me demandais si câĂ©tait bien vrai. Il me semblait Ă moi que les hommes plaçaient la beautĂ© au-dessus de tout le reste. MĂšre avait toujours Ă©tĂ© une trĂšs belle femme, mĂȘme si elle avait perdu beaucoup de son Ă©clat depuis la fin de la guerre. Ses cheveux noirs Ă©taient moins brillants quâautrefois, des mĂšches grises commençaient Ă se faufiler comme des invitĂ©s indĂ©sirables ; de minuscules vaisseaux Ă©clatĂ©s semblables Ă des taches de rousseur Ă©taient apparus sur ses joues, consĂ©quence de son amour immodĂ©rĂ© du vin. NĂ©anmoins, son regard demeurait envoĂ»tant, et dâune frappante couleur bleu azur qui subjuguait toute personne qui sâasseyait en face dâelle. Il nâĂ©tait pas impossible quâun homme tombe amoureux dâelle, je le reconnus. Mais elle avait raison, jâĂ©tais jalouse. Si une histoire dâamour devait naĂźtre et grandir, alors je voulais ĂȘtre au cĆur de cette histoire. « Est-ce quâil est riche ? â Il sâhabille bien. Il mange dans de bons restaurants. Il a une canne Fayet avec le cimier de sa famille. Donc oui, je suppose quâil a quelques moyens. â Et quâest-ce quâil faisait pendant la guerre ? » » |