« La paix ou la guerre », s’interroge Mikhaïl Chichkine dans un recueil de textes qui vient de paraître aux Editions Noir sur Blanc. Il en faut du courage pour lire en ce moment les écrivains russes. Il est vrai que Chichkine, qui s’est opposé à l’annexion de la Crimée en 2014, vit en Suisse. Son livre, en plus, est traduit de l’allemand. Écrivain européen, donc (il a reçu le prix Strega européen en 2022). Pour vous situer, Chichkine est né l’année du premier vol spatial habité (Gagarine). L’année, aussi, de la construction du mur de Berlin. Ça vous fait baigner, dès le berceau, dans la légende. Ça vous met en orbite un grand écrivain.
Je me demande ce que les bébés 2023 diront dans vingt ans pour expliquer d’où ils viennent. 2023, l’année où… Où quoi d’ailleurs ? Macron, les retraites ? Le raid avorté de Wagner sur Moscou ? Ça manque un peu de glamour. Ce n’est pas avec ça qu’on aura des écrivains de la trempe de Chichkine. Heureusement qu’il y a la Révolution d’octobre au « JDD »
L’air de rien, le géant russe écrase de sa science tous les experts des plateaux TV. Sur l’Ukraine, une phrase explique tout, qu’il cite dans son livre. Elle a été prononcée par Gueorgui Joukov (général de l’Armée rouge et ministre soviétique de la Défense dans les années 1950, autant dire qu’en comparaison, Shoigu, c’est Mister Bean). Voici ce que disait Joukov quand on faisait valoir que son armée avait essuyé des pertes conséquentes : « Ça ne fait rien. Les femmes russes mettront de nouveaux soldats au monde. » Et Chichkine de commenter : « Quand la stratégie militaire repose sur la consommation imperturbable des masses de soldats, le général vainqueur sera toujours celui qui n’épargne personne et dispose de réserves illimitées. »
Quel dommage que je ne sois pas expert militaire sur BFM-TV. J’arriverais sur le plateau, et j’ouvrirais mon Chichkine. La tête que feraient les autres experts. Ça ne moufterait pas, je peux vous le dire. Tiens, vous savez quoi ? J’irais directement à la page 90. Il y a là une citation qui clouerait pas mal de becs. C’est Alexandre Borodaï (cité par Chichkine) qui parle. Pour ceux qui ne m’auraient pas vu sur BFM, il est le principal idéologue de Poutine, après Poutine lui-même bien entendu. Ça donne un aperçu des idées qui circulent au Kremlin : « Les frontières du monde russe dépassent largement celles de la Fédération russe. Car il y a une Russie, la noble Russie, l’Empire russe. Voilà pourquoi les séparatistes ukrainiens qui se trouvent à Kyiv se battent contre l’Empire russe. »
Il faut vraiment lire Chichkine, l’expert en chef. Son analyse du patriotisme (page 154) vaut son pesant de cacahuètes. Elle s’appliquerait d’ailleurs à certains partis en France. Comme le disait Samuel Johnson (cité par Chichkine), « le patriotisme est le dernier refuge du scélérat ».
Didier Jacob