« Haute Provence Valensole De nos jours
Une paisible mer de lavande, dâun bleu tirant sur le mauve, sâĂ©talait Ă perte de vue, ses vagues ondulant sous la brise qui coulait de lâouest, depuis les forteresses de calcaire du Verdon. Ă mesure que le soleil dĂ©clinait Ă lâhorizon, les effluves des fleurs embaumaient lâair doux et chaud.
En bordure des champs, en lisiĂšre dâun bois sombre, se dressait un menhir. Une sentinelle solitaire Ă©rigĂ©e depuis six mille ans, rappelant aux hommes leur statut de fĂ©tus de paille balayĂ©s par le vent de lâĂ©ternitĂ©. On lâappelait Ars, ou Ursus, la pierre de lâours. La christianisation ayant fait son Ćuvre, le menhir avait Ă©tĂ© rebaptisĂ© pierre de Saint-Ăloi, en rĂ©fĂ©rence au protecteur des paysans.
Mais en cette soirĂ©e idyllique de la Saint-Jean, les intrus regroupĂ©s autour de la pierre sacrĂ©e avaient tout sauf lâapparence de cultivateurs de lavande. Ils Ă©taient une cinquantaine, revĂȘtus de capes blanches, formant un demi-cercle parfait autour de la pierre levĂ©e.
Un genou Ă terre, ils courbaient lâĂ©chine, le haut du visage cachĂ© par la capuche de leurs capes immaculĂ©es frappĂ©es dâune croix rouge, leurs mains gantĂ©es serrĂ©es sur leur bĂąton. NâeĂ»t Ă©tĂ© la ligne Ă haute tension qui se profilait le long de la dĂ©partementale voisine, on aurait pu se croire huit cents ans en arriĂšre.
Devant le menhir, une femme joignait ses mains devant elle en un geste de priĂšre. Son carrĂ© blond bombĂ© et coupĂ© au cordeau encadrait un visage harmonieux mais figĂ©, lisse comme un masque dâalbĂątre, et ses yeux clairs, striĂ©s dâun curieux gris irisĂ©, balayaient lâassistance avec gravitĂ©. Un regard impĂ©rieux qui exigeait dĂ©votion et soumission.
Le soleil entamait sa descente juste derriĂšre elle, Ă lâaplomb exact de la pierre levĂ©e, nimbant sa silhouette dâune aura dorĂ©e. â Froid cosmique, nous tâimplorons de toutes nos forces, hurla-t-elle Ă pleins poumons, que lâonde glacĂ©e paralyse les dĂ©mons du feu solaire !
La troupe ne bougeait pas. Le visage fermĂ©, les templiers paraissaient tous concentrĂ©s dans un mĂȘme but. Cela faisait presque une demi-heure quâils priaient sous le contrĂŽle de la prĂȘtresse.
SanglĂ© dans sa cape, penchĂ© lui aussi sur son bĂąton, Antoine Marcas imitait les autres chevaliers. Mais lui se foutait royalement de prier pour le refroidissement climatique. Il Ă©tait en mission. Il implorait que ce rituel stupide sâachĂšve avant que ses genoux ne deviennent aussi calcifiĂ©s que le menhir qui lui faisait face.
â Je vois notre glorieuse armĂ©e repousser les flĂšches incandescentes du soleil avec ses boucliers de givre, reprit la prĂȘtresse en cape, tels les chevaliers du Temple repoussant les assauts des hordes dâinfidĂšles. Vous ĂȘtes les nouveaux moines soldats du froid sacrĂ©.
Antoine ne fermait les yeux quâĂ moitiĂ©. Il connaissait par cĆur ces salmigondis. Trois mois plus tĂŽt, il sâĂ©tait fait initier dans la loge parisienne de lâOTTR, Ordre du Temple et de la Terre RessuscitĂ©e, un groupe nĂ©ochevaleresque qui versait dans lâĂ©cologie new age. Antoine Ă©tait encore mĂȘlĂ© Ă une histoire de templiers. Mais cette fois pour le boulot. Ni trĂ©sor ni secret perdu Ă trouver, seulement une mission dâinfiltration pour le compte de la DGSI.
Ce groupe dâapparence inoffensive, soucieux dâenvironnement, organisait des opĂ©rations caritatives avec lâargent de ses adeptes et des dons. En rĂ©alitĂ© lâorganisation servait de paravent Ă un trafic dâarmes lucratif depuis les pays de lâEst en direction des banlieues. La DGSI menait son enquĂȘte depuis plus dâun an et avait rĂ©ussi Ă retourner lâun des cadres de lâordre, le trĂ©sorier, en Ă©change de lâimmunitĂ©. Un groupe de templiers Ă©colosâŠ
CâĂ©tait une premiĂšre dans la foisonnante famille des groupes nĂ©otempliers qui pullulaient dans le monde. On ne comptait plus les organisations chevaleresques autoproclamĂ©es descendant du prestigieux ordre, religieuses ou purement honorifiques. Lâarbre du Temple nâen finissait pas de donner des rameaux bourgeonnants2. Antoine sâĂ©tait frottĂ© Ă quelques-uns de ces groupes par le passĂ©, mais il nâĂ©tait jamais tombĂ© sur des templiers Ă©colos.
Selon lâOTTR, le changement climatique pouvait ĂȘtre inversĂ© par de puissantes pratiques occultes. En outre, les adeptes devaient sâabstenir de manger de la viande, considĂ©rĂ©e comme lâĆuvre du diable. Et chaque semaine il fallait entrer en communion avec les arbres et prier pour le refroidissement. OĂč les dirigeants de lâordre Ă©taient-ils allĂ©s chercher cette curieuse bouillie ? Sans doute lâinfluence de la prĂȘtresse templiĂšre, ancienne professeure de yoga, Joanna, Ă©pouse du grand maĂźtre Waldek von Saltzman.
Marcas nâen pouvait plus de cette journĂ©e provençale interminable. Lui et une dizaine dâautres adeptes parisiens Ă©taient arrivĂ©s le matin de Paris Ă la gare TGV dâAix-en-Provence. On les avait transfĂ©rĂ©s en minibus dans un hĂŽtel du cĂŽtĂ© de Moustiers-Sainte-Marie. LĂ , deux agents de sĂ©curitĂ© de lâOTTR leur avaient imposĂ© de laisser leurs tĂ©lĂ©phones dans un coffre Ă lâhĂŽtel. SitĂŽt changĂ©s en templiers, ils avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s pour une balade de deux heures dans les bois sous trente degrĂ©s, ils sâĂ©taient retrouvĂ©s Ă prier devant le menhir. Prier pour refroidir le soleil, rumina Antoine.
Machinalement, il tĂąta la boucle de son ceinturon. Le biper Ă©lectronique Ă©tait toujours Ă sa place et avait Ă©chappĂ© aux contrĂŽles du service de sĂ©curitĂ© de lâOTTR. LâunitĂ© de gendarmerie en embuscade nâattendait quâun signal de sa part pour se ruer sur les templiers.
â Il est temps de clĂŽturer nos travaux. En ce solstice dâĂ©tĂ©, le jour oĂč le soleil affirme sa plus grande puissance, nous avons rĂ©ussi grĂące Ă nos priĂšres Ă calmer ses ardeurs. Ne sentez-vous pas lâair autour de vous qui se rafraĂźchit subtilement ? Templi invictus !
â Templi invictus ! cria dâune seule voix lâassemblĂ©e.
Un bourdonnement sourd monta dans le lointain et enfla. Les chevaliers interrompirent leurs effusions. La prĂȘtresse frappa dans ses mains.
â Et maintenant le moment que vous attendez tousâŠ, cria la templiĂšre. » |