« Aujourdâhui, je ne suis plus licorne. Je ne suis plus rien. Câest ma faute. Câest que je nâaime pas assez les animaux. On me lâa parfois reprochĂ©. Si encore je ne les aimais pas du tout. Mais parfois ils mâattendrissent, comme les petits enfants. Cependant, la conversation avec les animaux me lasse et mâagace vite. Ou plutĂŽt je mâagace moi-mĂȘme. Jâai lâimpression de feindre la camaraderie sans me dĂ©partir dâun ton supĂ©rieur. Au contraire, je parle Ă un nourrisson dans mon langage habituel, sans y rien changer, certain quâil me comprend, puisquâil me regarde gravement, attentivement, profondĂ©ment, et quâil sourit au bon moment. Jâentre dans les intĂ©rĂȘts et les passions des petits enfants comme si jâĂ©tais eux. Je leur parle avec naturel sans avoir lâimpression de me mettre Ă leur portĂ©e. Ils grandissent, malheureusement, et deviennent des adolescents, puis des adultes, qui ne comprennent plus que certains mots, sont allergiques Ă dâautres, et auxquels il faut sâadresser avec prĂ©caution, comme aux animaux qui peuvent Ă tout moment devenir agressifs. Je crains que ces considĂ©rations fassent un peu Lewis Carroll. Mais câest ainsi.
Le psaume 130 (131) est court : « Seigneur, je nâai pas le cĆur fier ni le regard hautain. Je nâai pas pris un chemin de grandeurs ni de prodiges qui me dĂ©passent. Non, je tiens mon Ăąme en paix et en silence. Comme un petit enfant contre sa mĂšre, comme un petit enfant, telle est mon Ăąme en moi. » Ces quelques mots (la traduction est celle de la Bible de JĂ©rusalem) touchent aussi juste lĂ oĂč ils font mal que lĂ oĂč ils apaisent. Nâai-je jamais Ă©tĂ© effleurĂ© par des idĂ©es de grandeur ? Mieux vaut ne pas rĂ©pondre. Mais que toutes les grandeurs soient dĂ©risoires face au petit enfant prĂšs de sa mĂšre, câest ce que jâai toujours Ă©prouvĂ© et dont jâai toujours Ă©tĂ© convaincu, de ma propre petite enfance jusquâĂ mes vieux jours. Jâai lu quelque part que sur son lit de mort, Ămile LittrĂ©, lâauteur du dictionnaire, homme intĂšgre et scrupuleux, avait acceptĂ©, bien quâathĂ©e ou agnostique, la prĂ©sence dâun prĂȘtre, qui lâassistait dans ses derniers instants en lui disant quâil allait rencontrer Dieu. LittrĂ© lui rĂ©pondit quâil nâavait pas spĂ©cialement envie de rencontrer Dieu, mais quâil voudrait bien revoir sa mĂšre. Je le comprends et, bien que jâaie du mal Ă concevoir lâune de ces deux rencontres sans lâautre, jâai, malgrĂ© moi, tout autant de mal que lui Ă pousser la confiance au-delĂ dâun timide « je voudrais bien ». Pour en revenir au psaume, ce sont ses traductions les plus Ă©lĂ©gantes qui disent « comme un petit enfant prĂšs de sa mĂšre ». Dâautres prĂ©cisent « comme un enfant sevrĂ© », ablactatus dans la Vulgate, la traduction latine de la Bible par saint JĂ©rĂŽme. La prĂ©cision rend lâimage moins touchante mais plus profonde. Le nourrisson ne peut survivre loin de sa mĂšre, qui le nourrit. Et sâil comprend plus de choses quâon le croit, il en comprend tout de mĂȘme moins quâon lâimagine. Mais peu aprĂšs, et encore bien petit, lâenfant, une fois sevrĂ©, pourrait vivre loin de sa mĂšre. Sâil se blottit contre elle, câest par choix et parce quâil comprend tout. Plus tard il ne comprendra plus.
Et la licorne ? Patience !
Comment ai-je pu ĂȘtre licorne ? La licorne nâexiste pas. On nâa jamais vu dâelle que sa corne, qui Ă©tait une corne de rhinocĂ©ros ou une corne de narval et se vendait fort cher Ă cause des vertus mĂ©dicinales quâon lui attribuait. Tout le monde sait pourtant Ă quoi ressemble une licorne. Il en existe depuis des siĂšcles de nombreuses reprĂ©sentations. Elle figure, accompagnĂ©e du lion, sur les tapisseries conservĂ©es aux musĂ©es de Cluny Ă Paris et des Cloisters Ă New York, comme aussi sur les armoiries royales anglaises. Elle prolifĂšre aujourdâhui sous la forme de poupĂ©es ou de doudous dâune miĂšvrerie rĂ©pugnante, parfois inspirĂ©s par Fantasia de Disney. Certaines petites filles les adorent. Quant aux tapisseries de la Dame Ă la Licorne du musĂ©e de Cluny, qui ne ravissent-elles pas ? Tout particuliĂšrement les personnes cultivĂ©es, qui nâignorent pas que Rilke leur a consacrĂ© des pages admirables dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, aprĂšs avoir composĂ© un poĂšme intitulĂ© « La licorne » le jour mĂȘme de 1906 oĂč il les a vues pour la premiĂšre fois. Les personnes cultivĂ©es sont parfois dâanciennes petites filles amoureuses de licornes. » |