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Vendredi 5 janvier 2024

Voilà un scoop, un vrai, un beau. Dans « Libé » du 26 décembre, la journaliste Johanna Luyssen a publié une enquête sur le meurtre d’Hélène Rytmann par le philosophe marxiste Louis Althusser le 17 novembre 1980. Une enquête qui vient éclairer d’un nouveau jour un mythe persistant du monde intellectuel : la figure du « maître à penser ».

Althusser était, avec Foucault, Lacan et Barthes, l’une des grandes figures du structuralisme triomphant des années 60 et 70. Professeur à Normale Sup, il a formé la crème de la philosophie française, de Badiou à BHL, de Debray à Balibar, de Comte-Sponville à Rancière. A mi-chemin entre la mort de Barthes, début 1980, et celle de Lacan, fin 1981, son « coup de folie » suivi de son internement en asile pyschiatrique avait été interprété rétrospectivement comme l’un des signes annonciateurs de la fin d’un âge d’or de la pensée française.

Althusser était marié à Hélène Rytmann, sociologue, que la rumeur (relayée notamment par Philippe Sollers dans « Femmes ») décrivait comme revêche et dépressive. Dans son autobiographie « L’avenir dure longtemps », publié en 1992, Althusser plaidera la démence au moment des faits, tout en esquissant l’idée qu’Hélène aurait eu envie de mourir et qu’il aurait réalisé son désir inconscient (si si !).

Publiée dans la foulée du livre de Francis Dupui-Déri (que ma consoeur Marie Lemonnier fut l’une des rares journalistes françaises à chroniquer : c’est ici) l’enquête de Johanna Luyssen décrit une tout autre femme. La journaliste a retrouvé un certain Jo Bros, maire de Port-de-Bouc, près de Marseille. En 1980, il venait de lancer une enquête sur la mémoire ouvrière de sa ville lorsqu’il vit arriver Hélène, qui souhaitait participer à ce travail de terrain. Quarante ans après les faits, il décrit une femme passionnée, énergique, mais aussi soumise aux coups de fil répétés d’Atlhusser resté à Paris, et inquiète de le retrouver. A raison puisque c’est au retour de Port-de-Bouc qu’il l’étranglera.

Cette contre-histoire n’avait jamais été racontée. Comme un voile qu’on lève, elle jette une lumière crue sur ce que la notion de « maître à penser » laisse dans l’ombre. L’expression désigne un cerveau génial dont seraient sorties, comme par magie, des idées géniales qui vont orienter une discipline pendant un certain temps : cela se présente donc comme une simple métaphore. Mais le maître à penser a aussi un corps, donc une vie privée. Et là, sa supériorité prend un tout autre sens. Elle n’est plus inspiration, mais domination. Le maître à penser étant célèbre et puissant, le voilà libre d’user et d’abuser de ses proches.

« Le maître à penser », c’est l’équivalent dans le champ intellectuel du « monstre sacré » dans le domaine artistique : des individus d’exception, que la société va récompenser en leur offrant un statut d’exception. Depardieu a du talent, donc ne l’embêtez pas, font valoir les signataires de la pétition qui le soutient. L’opération de camouflage montée par le monde intellectuel pour faire interner Althusser au plus vite ne disait pas autre chose : la justice humaine n’est pas digne de juger un intellectuel de ce calibre.

Et si l’on se passait des uns et des autres ? Des « maîtres à penser » et des « monstres sacrés » ? Régulièrement, des voix déplorent « la fin des maîtres à penser », qui serait, explique-t-on, le signe du rabougrissement intellectuel de l’époque. Dans la pétition pro-Depardieu, celui-ci est qualifié de « dernier monstre sacré du cinéma », comme si, après lui, le cinéma français (et mondial tant qu’on y est) allait tomber en catalepsie. Dans deux cas, on fait mine de croire qu’il faut des figures toutes-puissantes pour porter des idéaux ou créer de grandes œuvres. A croire que nous serions tous des enfants en attente de superhéros.

Qu’il soit « maître à penser » ou « monstre sacré », la figure du grand homme est un mythe régressif dont on pourrait se contenter de rire s’il n’ouvrait pas la voie à des situations iniques, des abus insupportables et parfois des morts. C’est un variant faussement bénin de la masculinité toxique. Il est temps de s’en débarrasser. A commencer par nous autres, les journalistes, qui aimons bien ce genre de facilité de plumes.

Eric Aeschimann

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