Sortons un instant des temps sombres pour raconter une petite histoire. Après tout, c’est un professeur au Collège de France qui nous y engage. Patrick Boucheron a fait paraître(le 5 octobre !) un essai écrit à la première personne intitulé « Le temps qui reste » (Seuil), méditation sur les catastrophes climatique et politique dont nous sommes les témoins et malgré nous les acteurs. Dans ce court texte qui cherche dans les recoins de la culture européenne de quoi nous extraire du « fatalisme catastrophé », l’historien en vient à commenter un article que Stefan Zweig écrit en 1941. Le Viennois y campe une scène aussi simple qu’en apparence légère. Nous sommes le jour de l’exécution de Louis XVI place de la Révolution, actuelle place de la Concorde. Quelques pêcheurs sont là. Les yeux rivés sur le bouchon qui flotte dans les remous de la Seine, ils tournent le dos au spectacle « alors, écrit-il, que l’acclamation de la foule signalait que venait de s’accomplir le plus grand événement qu’ait connu l’Histoire de leur pays ». Cette histoire rapportée, qui se découpe dans nos imaginaires comme un petit tableau de genre, a laissé d’abord le jeune Stefan incrédule. Comment ne pas se sentir concerné par la marche du monde ? Comment résolument lui tourner le dos ?
En 1941, tout a changé, et pour l’Europe et pour lui. Zweig comprend la fable tout autrement : après tout, ces pêcheurs vivaient depuis 4 ans déjà dans les aléas de la Révolution. Et ils savaient d’expérience que les hommes n’ont qu’un cœur, « un petit cœur étroit qui ne peut enfermer qu’une certaine dose de malheur ». Et l’écrivain de rajouter : « Ce n’est pas nous qui sommes trop peu sensibles, non, c’est qu’il se passe trop de choses en ces “temps historiques” ». Il est difficile de ne pas entendre dans ces quelques lignes une leçon de vie que Zweig ne s’est pas appliquée à lui-même – épuisé par son impuissance devant l’horreur du monde, il s’est suicidé en 1942. C’est pourtant une belle idée qu’il nous lègue, comme la permission d’une respiration, l’offre d’un instant de révolte contre une noirceur souveraine. Quand le ciel est bas, l’ambiance lourde, il est humain de chercher à amortir le choc, de ne rentrer qu’avec parcimonie dans l’horreur des temps, de ne pas se noyer dans la fascination de la catastrophe.
Patrick Boucheron le dit en ces termes : « si les pêcheurs du bord de Seine détournent le regard, ils ont peut-être leurs raisons, et pas seulement celles, égoïstes et frivoles, de s’abandonner à leurs petites affaires. Ce n’est pas parce qu’ils sont indifférents ou désœuvrés, non, c’est qu’ils ont décidé de regarder ailleurs. Ils n’ont pas pour autant le regard dans le vide. Ce qu’ils voient ? La possibilité, plutôt que de mourir d’avance du temps qui reste, de vivre le reste du temps ». Ne pas anticiper les malheurs pour ne pas s’y soumettre trop facilement, et tenter ainsi, comme le dit Hugo, d’« étonner la catastrophe ».
Julie Clarini