Difficile de n’y voir qu’une coïncidence. Alors que l’été 2023 nous offre une nouvelle fois le spectacle d’une planète qui se dérègle à toute allure, les salles de cinéma mettent à l’affiche deux films qui abordent frontalement la question environnementale. Sorti la semaine dernière, « les Algues vertes » raconte le combat de la journaliste Inès Léraud pour faire connaître la responsabilité de l’agriculture industrielle dans la prolifération d’algues toxiques sur les plages bretonnes. Et, à partir de mercredi prochain, « Sabotage » mettra en scène un groupe d’activistes américains qui veulent faire sauter un pipeline. A priori, tout oppose ces deux films. Réalisé par Pierre Jolivet, cinéaste reconnu et auteur de plusieurs succès au box-office, « Les Algues vertes » bénéficie d’une large visibilité médiatique. Largement distribué, il a réalisé le deuxième meilleur score la semaine dernière, prenant le chemin de la BD dont il est l’adaptation et qui avait été un large succès librairie (200 000 exemplaires vendus). Rien de tel pour « Sabotage », qui ne sera diffusé que dans une trentaine de salles, souvent pour des séances uniques. Le film, écrit et réalisé par Daniel Godlhaber et Ariela Barer, est inspiré de « Comment saboter un pipeline », de l’universitaire suédois Andreas Mälm. Traduit en France en 2020, cet ouvrage était resté confidentiel jusqu’à ce que la police française décide d’y voir l’une des sources théoriques des manifestants de Sainte-Soline. Le livre est même cité à charge dans le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre ! Néanmoins, ces deux films partagent un paradoxe. Alors même qu’ils portent un message radical et en appellent à un changement global et donc politique, ils sont d’une facture extrêmement classique. Révolutionnaire dans le fond, mais pas dans la forme. Bon exemple de la qualité française, le film de Pierre Jolivet est agréable mais ronronne sans éclat. Quand à « Sabotage », c’est un thriller américain en bonne et due forme, avec une action à haut risque entrecoupé de flash-back qui permettent de comprendre la motivation profonde des jeunes saboteurs. Seul l’usage intensif d’une musique techno-bruitiste donne un brin d’originalité (réussie). Dans les deux cas, l’intensité émotionnelle naît principalement du contraste entre « l’action » (débusquer les mensonges de l’agrobusiness ou installer une bombe) et les relations affectives (quand Inès Léraud décompresse en retrouvant sa compagne ou quand deux activistes se disent « je t’aime » avant d’appuyer sur le détonateur). Autre trait similaire : la quasi-absence de mobilisation collective. On suit des individus lucides ou courageux, des lanceurs d’alerte, façon « Erin Brockovich » ou des aventuriers dignes de « Mission impossible »… Des héros seuls contre tous, schème traditionnel du cinéma. Cette technique narrative est efficace, mais revient-elle à tenter changer le système en utilisant les outils de ce même système ? Les théoriciens de l’écologie l’ont démontré : la dévastation de la planète n’est pas un accident de la modernité technologique (et ce qu’elle charrie : coupure avec la nature, asservissement du vivant, extractivisme, colonisation, hiérarchisation des êtres qui place au sommet l’homme blanc, etc), mais sa conséquence logique. Il va donc falloir non seulement mettre à l’arrêt des dispositifs industriels toxiques, mais aussi sortir d’un système politique, culturel et symbolique. Bref, changer d’imaginaire… Et c’est là que le cinéma se retrouve au premier plan. Certes, construire un nouvel imaginaire ne se décrète pas. Mais la focalisation de la caméra sur un héros auréolé de sa seule ténacité doit-elle rester l’alpha et l’oméga de la narration écologique ? Ne peut-on inventer autre chose ? Un cinéaste comme Terrence Malick a déjà opéré des avancées vers ce que la philosophe Elise Domenach appelle « l’écocinéma ». Dans un article pour la revue « Esprit », elle en donnait quelques traits : un cinéma plus sensible à « la passivité », à « l’attention pour l’ordinaire, le commun », capable d’ « associer le quotidien au tout du monde ». La liste est à compléter, préciser, allonger ! Dans une scène récurrente des « Algues vertes », on voit le personnage d’Inès Léraud interrompre son enquête en fin de journée, arrêter sa voiture en bord de mer, loin des plages balisées et se baigner seule, alors que la fraîcheur est déjà en train de tomber, dans une mer qui n’est plus un délassement pour touristes, mais une puissance et une amie. On en frissonne. Un petit bout d’écocinéma, peut-être. Eric Aeschimann |