A bien des égards, nous sommes des animaux comme les autres. Pas une semaine sans qu’une étude, un livre, ne révèlent combien nos sentiments, nos aptitudes se rencontrent aussi chez bien d’autres espèces. Et ainsi, en feuilletant le dernier « Carnet de Sciences » du CNRS on est saisi par l’ingéniosité mais aussi les émotions manifestées par les corneilles, les zèbres ou encore les poissons. Des bêtes qui se révèlent des êtres sensibles, empathiques et intelligents. Dans son dernier livre, Bernard Lahire, sociologue brillant et original, s’est intéressé à ces découvertes passionnantes en soi mais aussi parce qu’elles peuvent changer notre compréhension du genre humain. La sociologie, explique-t-il devrait prendre en compte les travaux d’autres champs scientifiques, à commencer donc par l’éthologie, l’étude du comportement des animaux mais aussi la biologie évolutive. Si des rapports de domination s’observent dans toutes les sociétés connues, explique-t-il, c’est avant tout la conséquence de traits biologique propres à l’histoire de notre espèce : « La bipédie a rétréci le bassin des femmes, tandis que nos cerveaux grossissaient, si bien que nos bébés naissent plus tôt que chez les primates. Ils sont déjà dotés de capacités sensorielles précoces, mais incapables de se déplacer ou de se nourrir seuls. Fait plus unique encore, nos cerveaux continuent leur croissance pendant encore de longues années, hors de l’utérus. Il est assez incroyable qu’aucun sociologue ne se soit questionné sur les conséquences sociales de cette particularité, surtout les spécialistes de l’éducation, dont je suis ! » explique-t-il à « l’Obs ». « L’enfant humain grandit universellement dans ce rapport durable de dépendance-domination, pour ses besoins matériels et affectifs, et cela a forgé la matrice centrale de nos sociétés. Que ce soit dans les figures tutélaires, les mythes ou les religions, le message essentiel est que l’entité supérieure – réelle ou symbolique — promet protection, prospérité et abondance. Et comme des parents vis-à-vis de leurs enfants, elle peut aussi punir, interdire, réprimer. » Le fait majeur qui a poussé Bernard Lahire dans cette voie transdisciplinaire, c’est une découverte, venue à la fois de l’observation des animaux et des révélations apportées par le décryptage de l’ADN : le tabou de l’inceste n’est en rien un propre de l’humanité mais une constante dans la nature. Tant chez animaux que chez les plantes, tout est organisé pour l’éviter, ce qu’ignorent toujours bien des chercheurs en sciences sociales. Et qui s’interroge sur la transgression massive de cet interdit et sur ce qu’elle dit de nos sociétés ? « La culture de l’inceste » (Seuil), ouvrage collectif sous la direction de la cinéaste féministe Iris Brey et de l’artiste et chercheur Juliet Drouar soulève le couvercle mortifère, car « s’il n’est pas interdit de l’infliger, il est toujours interdit d’en parler » rappelle cette première. Et lorsque longtemps, longtemps après l’avoir subi, les victimes parviennent à briser le silence, comme aujourd’hui Emmanuelle Béart, on est frappé, à la fois par la persistance des blessures qui leur ont été infligées, et par le mal qu’ont leurs mots à sortir, à oser résonner sur la place. Si l’inceste est un interdit suprême mais pourtant banalement et quotidiennement transgressé, la domination masculine y est pour beaucoup, mais aussi celle qu’exercent les parents, les adultes sur les enfants. Depuis les débuts du vingtième siècle, l’école, les progrès des droits humains ont amélioré leur sort. L’idée qu’ils puissent avoir des droits et n’être pas seulement la propriété de leur famille, les obligés par principe de toute grande personne progresse mais nous trouvons aujourd’hui encore naturel et facile de nous moquer d’eux, de dévaloriser leur parole. « Il n’existe pas d’un côté les enfants maltraités et de l’autre les enfants bien traités » lance Laelia Benoit dans « Infantisme » (Seuil Libelle). Un terme pour signifier les discriminations à l’encontre des plus jeunes, qui nous semblent aujourd’hui encore aller de soi, quoi qu’en dise. Mais comment imaginer que les plus jeunes puissent apprendre à se défendre, à oser accuser un adulte, si toute la société, d’une façon ou d’une autre, les ramène constamment à leur statut d’inférieur, de mineur ? Les enfants sont aussi des humains comme les autres. Véronique Radier |